Réflexions sur la question de la maternité chez les artistes

(ne pas citer sans accord)

Hello à toutes et à tous,

Nous voulions partager quelques idées au centre d’un article que nous sommes en train d’écrire. Dans cette article, nous soutenons que les femmes en âge de procréer font face à des obstacles, des interrogations et des processus d’auto-exclusion qui se ressemblent sur de nombreux aspects dans leurs carrières artistiques. Nous attribuons cela en partie à l’existence d’une « norme somatique » dans les arts de la scène. Reprenant le concept de Puwar (2004) qui mettait en évidence une norme somatique racialisée au sein du haut fonctionnariat public britannique, Friedman et O’Brien (2017) ont avancé que certains acteur·rice·s étaient privilégié·e·s lors des auditions, notamment des acteurs masculins, jeunes, blancs et issus d’un milieu social favorisé, à moins que ces auditions ne visent expressément un rôle « différent ». Ici, étendant cette idée aux femmes dans les domaines des arts de la scène, notre argument est qu’au-delà du fait qu’elles seraient davantage mises au second plan, les artistes féminines sont perçues comme un risque dans un milieu où la norme dominante est un corps genré ajustable selon les besoins et dévoué à son art et son travail. Ce dévouement serait considéré principalement comme une disposition masculine, les femmes étant possiblement trop investies dans la sphère privée. La norme somatique dominante renvoie à certains attributs physiques et dispositions, à savoir une disponibilité et flexibilité physique et mentale, qui ont un fort pouvoir excluant pour les femmes susceptibles de porter une grossesse (qu’elles en veuillent une ou non).

Nous le savons, les conditions de travail dans le secteur des arts de la scène ne sont pas évidentes et les voies de conciliation entre vie privée et vie professionnelle sont complexes pour toute personne en charge d’enfants. Les carrières se construisent au travers d’une concurrence forte, d’une pluri-activité au sein des secteurs créatifs et multi-activité au-delà de ces secteurs, d’une forte flexibilité pour pouvoir répondre aux appels, et bien souvent d’une intermittence des contrats et insécurité professionnelle (Friedman and Laurison 2020; Perrenoud and Bataille 2019). En contrepartie, les travailleur·se·s ont certains « bénéfices non monétaires » (Menger 2003) tels qu’une image de soi positive de créateur ou créatrice libre, autonome, et la possibilité de faire un travail gratifiant et non aliénant (Sinigaglia 2013).

Dans ce contexte, et face aux rôles sociaux de mères et d’artistes qui apparaissent en contradiction (comment être une bonne artiste en étant mère ? Et comment être mère en étant dévouée à son art ?), de nombreuses mères, même si certaines étaient critiques des rôles sociaux qui leur étaient assignés, reconnaissent culpabiliser. Elles ne se sentent ni des bonnes mères ni des artistes investies. Or, on le sait l’auto-dénigrement à des conséquences importantes sur la représentation des femmes dans les arts (Prat 2015).

« Moi je sais que j’ai envie d’être là pour mes gosses. Et que je suis crevée, en fait, très concrètement. J’ai plus envie d’être là tous les soirs pour aller voir tous les spectacles de Bruxelles.  Et je sais qu’il y a une partie de moi qui culpabilise de pas avoir vu tel spectacle ou de pas avoir vu alors que c’est une copine joue alors que.. Mais alors que j’ai envie d’être chez moi, j’ai envie d’être chez moi à la sortie de l’école, j’ai envie d’être chez moi pour les mettre au lit et donc c’est compliqué d’être toujours présente ailleurs (Marianne, comédienne)

Au piège de vouloir bien faire dans son rôle de mère et d’artiste, s’ajoute celui de l’individualisation (Beck 2008; Giddens 1991). Il s’agit d’un processus par lequel les femmes internalisent des conditions structurelles d’inégalités, que cela soit des conditions de travail non adaptés à la conciliation vie privée et vie de famille ou des idées sur la création qui les excluent plus facilement. Cette internalisation a une conséquence majeure : les difficultés rencontrées au cours de la carrière sont vécues comme la responsabilité des individus plutôt qu’un problème dans la manière dont les mondes de l’art fonctionnent et dont ils sont soutenus par des politiques culturelles et sociales.

De plus, se pose la question du corps. Les grossesses mettent l’instrument de travail hors d’usage pendant plusieurs mois et laissent souvent des traces visibles longtemps après. Selon Brook et ses collègues, la difficulté pour les secteurs culturels et créatifs à soutenir la maternité s’expliquent par une image persistante du ou de la travailleuse idéale : « The ideal type version of a creative worker is not only about being fit and able-bodied, being able to work long hours at short notice and be part of close-knit cultural networks; it is also attached to a specific gendered body » (2020, p. 247).

C’est principalement pendant la grossesse que se manifeste la différence entre être père et être mère. De nombreuses femmes ont souligné l’existence de « trous » dans leur carrière après avoir été enceintes. Ces périodes sont accompagnées de la crainte de ne plus être sollicitées professionnellement après la grossesse. Nos répondants masculins semblent être moins confrontés à cette peur, bien que des exceptions soient possibles.  

« […] il y a un moment donné, en tant que femme, on va quand même être un peu de mise de côté de manière… je crois inconsciente parfois, et puis de manière plus consciente. Et puis y a le congé maternité où bah voilà, tu ne peux pas reprendre le travail comme ça. C’est pas un mythe dans le métier, on te pense enceinte pendant 2 ans. Moi, maintenant mon fils a eu 2 ans là, on arrête pas de me dire : ‘‘T’as accouché ?’’. Il a 2 ans hein ! On me dit : ‘‘Ah t’as déjà accouché ?’’ On m’a dit ça pendant plus d’un an ! J’étais là : ‘‘Ouais ça fait… il y a 8 mois quand même’’. Il y a un truc comme ça, on t’imagine ; donc, on t’appelle pas. Enfin, il y a quand même un truc qui te suit un peu.

Tout ce temps-là où les hommes ils vont pouvoir continuer à faire leur carrière et se développer et tout ça. Donc, y a un moment où on va être mis un peu sur le bas-côté pendant toute la période de la maternité la… Et puis bah ton mec, il continue à avoir sa carrière à décoller et donc au moment de quoi t’as envie de reprendre et de dire : ‘‘Ouais ben j’ai besoin, j’aimerais bien faire ce projet-là’’. C’est tout à fait possible que, ton mec, il soit en pleine évolution de carrière justement parce qu’il a eu un enfant qu’il gère trop bien. Il a une belle petite promotion et ça devient aussi compliqué dans le couple de gérer ça… (Marion, comédienne et réalisatrice)

Ici, Marion note trois choses. La première est qu’elle s’est sentie mise à l’écart suite à sa grossesse et le congé de maternité. La deuxième est que le retour au travail peut être un chemin difficile parce que la grossesse a eu un effet de longue durée dans les têtes de ses partenaires de travail : elle efface les femmes des mémoires en les marquant de manière durable comme indisponibles. Troisièmement, elle, qui est en couple avec le père de ses enfants, a vu une différence de traitement par rapport à son partenaire.   

Cela peut sembler prosaïque mais la grossesse rend visible la parentalité pour les femmes :  il est évident qu’elles auront un enfant, contrairement à ceux qui ne le portent pas. Le corps du travail idéal est un corps contrôlable et disponible, une norme difficile à suivre pour celles qui souhaitent une grossesse.

« [..] C’est très abstrait, tant que la personne ne voit pas ton bide et ne réalise pas que en fait… Et c’est pour ça, j’ai perdu les eaux 2 heures après avoir quitté le studio. C’est parce que vraiment, ça devait être jusqu’à la dernière minute. [..] je n’ai pas la personne en face de moi quand, quand je lui annonce par téléphone je suis enceinte et, du coup, c’est moins flash. Mais, oui, j’ai déjà plusieurs fois eu la réaction me dire : ‘‘Ah putain, ah oui, c’est vraiment vrai’’. Et ou il y a le regard qui tombe sur mon ventre. On sait que c’est la merde quoi, à ce moment-là. (Marianne, comédienne)

Toutefois, des formes de résistance sont possibles mais la réussite des travailleurs culturels dépend, en partie de leur capacité à se rendre disponible. Ceci demande des ressources financières ; Friedman et Laurison (2020) montrent, à ce sujet, de quelle manière la « banque de Papa et maman » est essentielle pour les acteurs britanniques puisque cette dernière permet de soutenir les carrières à risques. Mais, pour les artistes parents, et notamment les femmes toujours plus à l’œuvre dans le travail domestique (Sinigaglia-Amadio et Sinigaglia 2015), une ressource essentielle se trouve bien dans un réseau familial ou des proches sur lesquels s’appuyer (Chevillot 2019), et ce d’autant plus que les femmes seraient plus stigmatisées par rapport à l’utilisation de garderie ou service (Sinigaglia-Amadio et Sinigaglia 2015). C’est donc aux artistes, et aux femmes notamment, de trouver des solutions pour s’adapter à l’industrie et non l’inverse. Et cette capacité à trouver des solutions, cette « résistance » (Friedman and O’Brien 2017), dépend des ressources des individus que leur permettent d’accéder aux professions artistiques et d’y rester (Friedman et Laurison 2020).

Par exemple, le couple et, plus généralement, le support social sont centraux. Être en couple avec un·e partenaire qui accepte de revoir la répartition du travail du care peut avoir un réel impact sur la capacité des femmes à continuer. De même, et quand cela est possible, le support social et, en particulier, la « banque de maman et papa » (Friedman et Laurison 2020) apparaît essentielle moins pour l’argent que pour le temps qu’ils peuvent donner dans le soin apporté aux enfants.

En conclusion, l’auto-exclusion et l’exclusion systémique des personnes qui n’arrivent pas à combiner d’elles-mêmes vie privée et vie professionnelle, par manque de ressources ou par conflits intérieurs issus de la friction entre normes professionnelles, stéréotypes genrés et envies personnelles, participe à un processus d’invisibilisation touchant la carrière artistique des mères et des femmes en général dans les arts. Il faut rappeler que ces processus d’exclusion touchent également les femmes qui ne seront jamais enceintes ni mères mais qui sont néanmoins en âge de l’être. Il ressort de notre enquête que mêler parentalité et carrière reste difficile. Les exigences professionnelles sont difficilement conciliables avec celles liées à la parentalité, et ceci pour tou·te·s. Cependant, rester dans le secteur culturel est davantage une affaire d’hommes. En effet, la maternité dans ses conséquences sur le corps et sur la gestion de la vie quotidienne se construit souvent en décalage avec les attentes du secteur, qui cherche des corps dévoués à la cause artistique. C’est une des « normes somatiques » dominantes.

Note : les noms de nos ont été modifiés par souci de confidentialité.

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Ici, nous allons partager le plus d’informations possibles sur notre enquête. Soyez patients. On essaie de produire des données de qualité qui pourront, nous l’espérons, nourrir des réflexions sur les trajectoires des artistes en Fédération Wallonie-Bruxelles. Merci à toutes et tous qui ont déjà répondu à nos questions !